Bonjour Mme Dupeyron-Lafay. Pour commencer pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Professeur de littérature britannique du XIXe siècle à l’Université Paris Est Créteil (UPEC) depuis 2000, après avoir enseigné six ans à l’Université Lille 3. Mon travail de recherche portait à l’origine sur des auteurs « mainstream » comme George Gissing, George Eliot ou Charles Dickens, mais ma lecture de The Moonstone (1868) qui était au programme du Capes et de l’Agrégation en 1996, et à partir de là, de l’œuvre très hybride de Wilkie Collins (à la frontière entre « sensation fiction », fantastique et policier), a donné une nouvelle direction à mes travaux en me faisant également découvrir, et adorer, comme ceux de Collins, les récits de Joseph Sheridan Le Fanu (auteur entre autres de la célèbre histoire de vampire Carmilla, 1872), le genre de la ghost story victorienne, et les œuvres fantastiques de cette époque, notamment Lilith. J’ai alors écrit Le Fantastique anglo-saxon (Ellipses, 1998), et, par la suite, de nombreux articles liés aux genres fantastique et policier.
J’ai dirigé le réseau du CERLI (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Littératures de l’Imaginaire) de 2000 à 2007. C’est également depuis le début des années 2000 que j’explore la question de l’hybridité générique (et les aspects stylistiques) de nombreux textes victoriens, comme ceux de Dickens, Wilkie Collins, Arthur Conan Doyle, G.K. Chesterton et H.G. Wells. J’ai par ailleurs beaucoup travaillé sur l’œuvre de Thomas de Quincey auquel j’ai consacré en 2010 une monographie intitulée L’Autobiographie de Thomas de Quincey. Une Anatomie de la douleur, ainsi qu’une dizaine d’articles.
En 2007, les éditions Michel Houdiard publiaient Lilith. Récit merveilleux de George MacDonald. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ce roman anglais de 1895 qui n’avait jamais été traduit jusque-là ?
Ma découverte de Lilith est la suite logique de mon parcours de recherche, dont je viens de parler brièvement. Je n’avais lu, lors de la préparation du Fantastique anglo-saxon, qu’une nouvelle de George MacDonald (publiée dans une anthologie de ghost stories victoriennes) mais j’avais entendu parler de ce roman, difficile à trouver en France dans les années 1990, une époque « pré-internet » ! Le hasard (et la chance !) ont voulu que, lors d’un colloque sur le gothique victorien auquel je participais à l’Université de Norwich (Grande-Bretagne), en avril 1998, je fasse un tour dans la librairie du campus et que j’y découvre, et achète, une édition de Lilith, publiée par l’éditeur Allison and Busby, dans la collection « Fantastic Fiction Library ». Je me suis empressée de lire ce roman, et je peux dire qu’il s’est agi pour moi d’un choc aux réverbérations profondes (comme l’avait été des années plus tôt la lecture d’Aurélia de Gérard de Nerval et comme le serait plus tard celle de T. De Quincey), d’une rencontre décisive qui allait me donner l’envie de traduire ce texte insolite et magnifique pour le faire connaître en France.
Son écriture est trop riche et complexe pour qu’il puisse être lu aisément, avec toutes ses nuances, par des non-anglophones et j’avais donc envie de pouvoir partager ce cadeau avec les lecteurs français. Le soutien du CNL a évidemment été précieux pour que puisse se concrétiser ce projet de longue haleine auquel j’ai travaillé entre 2002 et 2007 tout en exerçant mon activité professionnelle très prenante.
Le livre contient énormément de références, particulièrement religieuses. Ces dernières étaient-elles plus évidentes au lecteur de la fin du XIXe siècle ou MacDonald s’amuse-t-il avec son bagage protestant ? Ses autres textes étaient-ils tout autant baignés de ces allusions ?
Le roman est effectivement rempli de références bibliques liées à l’éducation, et à la culture pastorale de George MacDonald, ministre du culte calviniste. Il s’agit véritablement du substrat du roman, et à mon sens, il s’agissait d’une seconde nature pour cet auteur écossais qui en était imprégné depuis son enfance comme bon nombre de ses contemporains. Il ne s’agit donc pas d’un jeu avec ce bagage protestant que vous évoquez, mais de quelque chose de plus sérieux et profond, d’autant que ces références, pour obscures qu’elles puissent être aujourd’hui, surtout pour des lecteurs français qui n’ont pas été élevés dans la tradition biblique protestante ou anglicane, étaient familières aux lecteurs et lectrices britanniques de la fin du XIXe siècle. La Bible et un exemplaire du Voyage du pèlerin de John Bunyan faisaient partie des « classiques » des foyers victoriens de l’époque. Ce type d’intertexte biblique est bien plus discret, allusif et diffus dans Phantastes (1858) ou dans les contes des années 1870-1880.
MacDonald est souvent considéré comme l’un des pionniers de la fantasy, et une influence pour des auteurs tels que J.R.R. Tolkien ou C. S. Lewis. De votre point de vue, Lilith peut-il être classé dans ce genre ?
L’œuvre de MacDonald, plus particulièrement Lilith, a sans nul doute exercé une influence majeure sur des auteurs de fantasy tels que Tolkien ou C. S. Lewis. Quant à dire que MacDonald est l’un des pères fondateurs de la fantasy, ou qu’il a écrit de la fantasy, c’est peut-être un peu plus délicat. C’est sans doute vrai mais, à mon sens, son œuvre est si complexe et foisonnante (j’ai particulièrement en tête Lilith) qu’elle déborde les frontières génériques et me semble échapper à ce type de cloisonnement ou de taxinomie ; je crois d’ailleurs que cette propension à la classification est très française, liée au fameux esprit « cartésien ». Il faut tout de même rappeler que le sous-titre de Lilith est A Romance, tout comme celui de Phantastes est A Faerie Romance, terme ressortissant à la catégorie du merveilleux, exactement au même titre que les contes. En outre, l’édition de Lilith publiée chez Allison and Busby fait partie de la « Fantastic Fiction Library », autrement dit le roman est rattaché au genre fantastique. En fait, Lilith résiste à une stricte catégorisation générique car il allie tradition biblique, allégorie religieuse (influence du Voyage du pèlerin de Bunyan), imaginaires fantastique et gothique, merveilleux de type médiéval (chrétien et païen), opérant une fusion sans précédent de ces éléments a priori disparates et hétérogènes. En ce sens, oui, peut-être, alors, peut-on parler de fantasy (ou de proto-fantasy), ce genre lui-même si hybride, aux contours assez flous. La présente traduction de Lilith (2024) est effectivement publiée dans la collection « L’Âge d’or de la fantasy » des éditions Callidor. Les lecteurs et les libraires ont, de fait, besoin de ce type de repère.
Je voudrais d’ailleurs signaler que la BNF propose un très beau site richement illustré consacré à la fantasy. https://fantasy.bnf.fr/fr/comprendre/
Lilith invoque dès son titre une figure féminine à la fois cruelle et qui transcende le passage du temps. Quelles réflexions vous inspire la dimension vampirique du récit de MacDonald ? Est-ce un signe de son époque (le roman arrive après Carmilla et avant Dracula, qui proposent tous les deux des figures de femmes vampires) ?
Le personnage de Lilith relève bien sûr, au premier chef sans doute, de la dimension religieuse du roman, mais il est aussi, en effet, le signe de son époque, après la belle et troublante Carmilla (1872) de J. S. Le Fanu. Cette figure féminine cruelle, mortifère et d’une resplendissante beauté, qui transcende le passage du temps, rappelle les femmes fatales de l’esthétique décadente (et orientaliste) des années 1880-1900, tant en peinture qu’en littérature, telles la Salomé de Wilde, d’Aubrey Beardsley et de Gustave Moreau. Mais Lilith est un personnage complexe et ambigu, tout autant bourreau que victime (y compris d’elle-même), qui ne se limite pas à sa dimension vampirique chez MacDonald, en grande partie, je pense, parce qu’elle s’inscrit dans le schéma de quête, de mort, de renaissance et de salut qui constitue la ligne de force du récit et lui confère toute sa profondeur.
Le livre paraît insister sur le thème de l’apparence. Il y a le motif du miroir, mais aussi plusieurs transformations et mutations (dont celles auxquelles se livre Lilith). Un sujet auquel le nom de Vain/Vane, le personnage central, semble également faire écho. Lilith est-il une mise en garde ?
Les apparences et les métamorphoses sont des aspects centraux du roman, illustrés par exemple par le miroir de Mr Vane, et par les différents avatars de Lilith, tantôt princesse d’une beauté éblouissante, tantôt chat persan, ou panthère et sangsue blanches, une couleur particulièrement significative symbolisant son potentiel d’évolution et montrant toute l’ambiguïté de ce personnage qui n’est pas unidimensionnel et noir comme on aurait pu s’y attendre, contrairement au corbeau, du côté des forces positives. Ce renversement des présupposés, ou de l’imagerie traditionnelle pour le dire autrement, constitue à lui seul une forme de mise en garde nous invitant à ne pas tirer de conclusions hâtives, à nous méfier des apparences (souvent trompeuses). Mais, on le voit ici, si mise en garde il y a (notamment contre la vanité, et le péché d’orgueil commis quand on juge et jauge sans comprendre), elle s’opère sur un mode allusif, subtil, souvent métaphorique, et donc, d’une manière non didactique et non dogmatique. Ce que le corbeau sous sa forme humaine cherche à faire comprendre à Mr Vane, et ce que met constamment en avant MacDonald dans son texte, c’est, au-delà d’une simple mise en garde un peu moralisatrice sur le danger de se fier aux apparences, le fait que nous vivons dans un monde d’apparences infiniment mystérieux, énigmatique, et parfois insondable. De fait, de nombreuses scènes se déroulent dans une ambiance crépusculaire ou la nuit, pendant le long et difficile voyage initiatique de Mr Vane en chemin vers la lumière.
Votre traduction fait l’objet d’une réédition luxueuse chez Callidor, 18 ans après sa première publication. Comment est né le projet de cette ressortie ?
Dix-sept ans après la première publication de Lilith en 2007, cette réédition des « 200 ans de l’auteur » célébrant la naissance de MacDonald en 1824, avec préface de Lin Carter (que j’ai traduite fin 2023), notes et postface, est effectivement très belle et luxueuse et a quelque chose d’une œuvre d’art: harmonie en noir, blanc et dégradés de gris de sa couverture, sa présentation et ses en-têtes de chapitres, et de ses illustrations.
Dès 2019, Thierry Fraysse, le directeur des éditions Callidor, aurait souhaité intégrer Lilith à sa collection « L’Âge d’or de la fantasy » car il voyait en MacDonald (qu’il avait lu dans la collection Ballantine Fantasy Book de Lin Carter à l’époque) un précurseur du genre de la fantasy. Il s’était rendu compte que ma traduction de 2007 n’était plus disponible depuis un certain temps, et m’avait donc contactée. Mais comme il me le disait récemment, il n’avait « pas encore les épaules assez solides, à l’époque, pour que l’on trouve un accord ». Ainsi, l’approche du bicentenaire de la naissance de MacDonald constituait un moment propice (augurant d’une diffusion plus importante) pour lancer le projet et « remettre en avant ce bijou de la fantasy ». Nous avons donc travaillé ensemble à la réalisation de cette belle édition depuis l’été 2023.