Stanzick, Nicolas. Interview de l’auteur de dans les griffes de la Hammer

Bonjour Nicolas, peux-tu te présenter en quelques mots ?

Je suis né à Poitiers, en 1978, j’ai donc 30 ans. J’ai grandi là-bas, et ne suis parti que pour ma licence d’histoire à Panthéon-Sorbonne, c’est-à-dire à 20 ans. J’ai donc fait des études d’histoire, mais j’ai toujours eu une passion pour le cinéma, en particulier fantastique. C’est apparu alors que j’avais peut-être cinq ans, ce qui est très très tôt. C’est en regardant Le Retour du Jedi, en 1983, et une séquence m’avait vraiment fasciné, celle où Darth Vader enlève son masque et révélait son visage. Je pense avoir compris à ce moment l’un des fondements du fantastique au cinéma, la figure du double. Toute la cinématographie de Terence Fisher, par exemple, est fondée sur cette notion du double. Dracula, par exemple, a deux visages. D’une part l’aristocrate racé jusqu’au bout des ongles, et en même temps la bête fauve. De la même manière, tous ces monstres classiques ont deux visages. Bien sûr, je n’ai pas compris en des termes aussi intellectualisés à l’époque, c’était un choc esthétique plus qu’autre chose. Mon goût pour le fantastique, je pense, est né à ce moment. Très rapidement, je me souviens que c’était en 1985, Le Cauchemar de Dracula est passé à la Dernière séance, l’émission d’Eddy Mitchell, en deuxième partie de soirée. J’avais vu des photos sur le journal télé, et j’avais absolument envie de voir ça. Evidemment mes parents me l’ont formellement interdit (rires) : c’était trop tard, c’était un film d’horreur, ce n’était pas pour les enfants… Hors de question que je voie ça. De cette frustration est née, je pense, ma passion pour les films de vampires. Je voulais en voir plein, et principalement des films avec Christopher Lee dans le rôle de Dracula. Toutes les semaines, je guettais, dans le journal télé, la diffusion d’un film de vampires. Ce qui n’arrivait quasiment jamais, bien sûr. J’ai dû attendre, je crois, 1987, pour voir mon premier Dracula, avec Christopher Lee. C’était Le Prince des ténèbres. Ce fut une vraie révélation. Le film aurait été mauvais, je l’aurais aimé quand même. Je fantasmais des tas de trucs tellement j’avais envie de le voir. Mais là c’était un bon film, donc il a été le vrai déclencheur d’une cinéphilie qui ne s’est plus démentie depuis.

Nous parlons aujourd’hui de l’ouvrage que tu viens de sortir aux Editions Scali, Dans les Griffes de la Hammer. Comment en es-tu venu à t’intéresser à cette firme cinématographique ?

Il y a deux éléments d’explication. D’une part ce qui s’est passé dans mon enfance, dont je viens de te parler, mon goût pour les vampires, Christopher Lee, Terence Fisher, la Hammer. L’autre élément d’explication c’est mon parcours universitaire. J’ai fait des études d’histoire, mais très rapidement, et dès le DEUG à Poitiers, j’ai cherché à travailler sur le cinéma. Par exemple, en UV d’histoire contemporaine, si on avait un travail à faire sur le fascisme, je me débrouillais pour faire un truc sur le cinéma nazi. Quand est arrivée la maîtrise, donc le moment où il fallait chercher un sujet de recherche, je me suis creusé la tête, jusqu’à faire quelque chose sur le sujet que j’aime, le fantastique. Et j’ai pensé à la Hammer, qui représente 20 ans de cinéma, un corpus qui, idéologiquement, économiquement, est extrêmement cohérent. Comment traiter un tel sujet en histoire ? J’ai voulu trouver un angle totalement inédit, celui des gens qui ont aimé – ou pas d’ailleurs, les deux regards m’intéressaient- ce cinéma, qui l’ont découvert en France dans les années 1960. A partir de là, j’aurais pu faire une histoire culturelle du fantastique en France. Cette démarche me semblait intéressante. Très vite, au bout d’un mois ou deux de recherches, je me suis rendu compte que ce parti pris allait être beaucoup plus payant que ce que j’avais imaginé. Car en France, c’est vraiment avec la vague de la Hammer Films que la cinéphilie du fantastique a débuté. Allons-y, faisons l’histoire française de la Hammer, ce qui n’avait jamais été fait auparavant.

Ton livre semble combler un manque au niveau éditorial. As-tu cependant eu des lectures particulières pour le préparer ?

Pour être précis, j’ai passé deux années entières à faire des recherches avant d’écrire la moindre ligne. Ce fut le gros du travail. Je me suis rendu en bibliothèque pour retrouver tout ce qui avait été écrit sur la Hammer à l’époque de sortie des films. Je m’attachais à faire l’histoire de la Hammer en France, il était donc vital pour moi de retrouver les traces de cette histoire. Je me suis attaché à éplucher les revues de cinéma de l’époque, Les Cahiers du cinéma, Positif, Cinéma, Ecran, La Revue de cinéma… Mais aussi et surtout Midi-minuit fantastique, la première revue traitant de cinéma fantastique en Europe. A côté de ça, il y avait les livres sortis à l’époque. Les premiers qui parlaient de cinéma fantastique c’était à la fin des années 1960, début des années 1970, les ouvrages de Gérard Lenne, Jean-Marie Sabatier, Jean-Pierre Bouyxou, c’étaient des pionniers. Avant l’apparition de la Hammer sur les écrans, il n’y avait absolument rien. Il y avait certes quelques cinéphiles, comme Jean Boulet, qui avaient vu des films Universal dans les années 1930, qui écrivaient à partir de leurs souvenirs, mais c’était tout. Le cinéma fantastique était d’ailleurs considéré comme infantile, au mieux totalement débile, au pire une école de dégradation, qui allait créer des générations de détraqués. C’est texto ce qu’écrivait Télérama à la sortie du Cauchemar de Dracula.

Pourquoi avoir intégré une moitié d’interviews dans ton ouvrage, et ne pas en avoir fait un essai classique ?

En fait la première partie du livre est l’essai, qui s’appuie sur des moments-clés des entretiens, mais aussi sur les articles de presse dont je parlais. Au fil des témoignages, je me suis rendu compte que leur ensemble constituait quelque chose d’absolument passionnant en tant que tel. Je m’attachais à faire une histoire culturelle du fantastique et de la Hammer en France, avec toute la rigueur possible de l’historien, mais il me semblait que cette cinéphilie fantastique sous-tendait un certain rapport aux mythes fantastiques, et un certain rapport aux mythes tout courts. La cinéphilie fantastique a ses propres mythologies. Il m’a donc semblé capital de rendre hommage à une certaine culture orale, propre à cette cinéphilie, mais totalement méconnue. Confronter des souvenirs, mettre en regard des visions différentes sur la Hammer me semblaient participer de cette démarche. Le but était de rendre immédiatement visible ce qui était profondément la cinéphilie fantastique en France.

Tu n’interroges que des intervenants francophones dans ton ouvrage. Est-ce un parti-pris ? Un hasard ? Une obligation ?

C’est un total parti pris. La question sous-jacente de tout l’ouvrage a été posée par bien des cinéphiles. Pourquoi, en général, en France, le cinéma fantastique n’a-t-il pas bonne presse ? Et pourquoi peine-t-on à avoir un genre fantastique domestique ? Par exemple, en Italie on voit une réponse à la Hammer, portée par Mario Bava, Riccardo Freda, Antonio Bargheretti. Aux Etats-Unis la réponse ce fut Roger Corman, en Espagne
Jess Franco dans les années 1960, Paul Naschy un peu plus tard… En France, on a Georges Franju qui fait Les Yeux sans visage en 1960, qui est l’un des plus beaux films fantastiques de tous les temps, c’est un chef d’œuvre absolu. Mais c’est tout, il n’y a rien eu depuis. C’est une vraie question.

Et tu as trouvé une réponse à cette question ?

Il y a toujours eu, dans notre pays, cette idée que l’auteur était plus important que le genre. D’autre part, on a longtemps pensé que le genre fantastique était impropre à soutenir des auteurs. Aux Etats-Unis, il y a eu des réalisateurs du cinéma d’auteur qui ont réussi, comme Hitchcock, comme Hawks, comme John Ford. Ces auteurs oeuvraient dans le film à suspense, dans le western, et le reconnaissance était positive, et les plaçait en tant qu’auteurs. Par contre, dans le cas du fantastique, on estimait cette situation impossible, le genre étant plus fort que les auteurs. Fisher n’était donc pas reconnu comme auteur chez nous, et la critique est complètement passée à côté dans les années 50/60. Autour de la Hammer, il y a eu une vraie « bataille d’Hernani », avec des amateurs de cinéma fantastique qui ont créé une véritable cinéphilie fantastique grâce à des revues comme Midi-Minuit fantastique. Ils ont essayé de créer une communauté de regards sur ces films-là. Il y avait à la fois l’adhésion à une esthétique, certes sanglante, mais inédite, transgressive, mais aussi chargée de signes érotiques. C’était tout à fait virulent à la fin des années 50 et début des années 60. La critique classique s’étranglait devant tout ça, ou se retranchait derrière une position intellectuelle qui consistait à taxer d’infantilisme cette production. Il n’y avait pas de raison d’aimer les monstres puisque les monstres n’existaient pas. Alors que la critique spécialisée assumait totalement sa jouissance du sexe et du sang. Mais l’adhésion se faisait aussi sur l’exploration thématique subversive. La grande force du cinéma de la Hammer, c’est que dans les années 57-68, il était totalement subversif. A travers la peinture d’une société anglaise victorienne, en vérité ce que l’on représente c’est la permanence d’un certain nombre de valeurs héritées de cette société, et la figure du monstre est une figure fantastique qui en réalité met à mal ces valeurs. Dracula, dans Le Cauchemar de Dracula, incarne toute la phobie sexuelle qui existait dans cette société victorienne. C’est le monstre qui réalise les fantasmes des jeunes filles esseulées, et en même temps cette figure de la toute-puissance érotique à laquelle tout homme rêve de s’identifier, quelque part. Et ce n’est pas un hasard si à la fin du film Dracula se cache dans la cave de cette famille bourgeoise, au cœur de la famille victorienne. Le démon fait donc craqueler ce carcan bien-pensant, moral, religieux propre à l’époque. Et ce n’est pas un hasard si Télérama, qui à l’époque était une publication catholique, comprenait très bien ces films-là, et en parlait très bien. Pour les condamner bien sûr, mais si on lit les critiques de Gilbert Salakas à l’époque, on se rend compte qu’il décode avec une perfection absolument hallucinante tous les signes érotiques contenus dans le vampirisme. Et pourtant ce n’est pas un expert vampirologue, ni un amateur de fantastique. Ces films étaient donc très forts sur le plan de l’esthétique cinématographique, mais aussi résolument subversifs dans ce contexte.

As-tu vu tous les films produits par la firme ?

Non (rires). Il y en a toujours qu’il me manque. Je pense avoir vu tous les films gothiques, car je me concentre, dans mon livre, sur le cycle gothique de la Hammer. Pour une raison évidente, c’est ce qu’ils ont produit de plus célèbre, aux yeux des amateurs mais aussi du grand public. On ne peut pas réduire non plus la firme à ça, bien sûr. Il y eut aussi des films de science-fiction, des films noirs, des films d’aventure, des films de pirates, des productions d’aventures préhistoriques, et des films passionnants dans tous ces genres. Pour prendre le cas de Terence Fisher, il a eu une carrière passionnante bien avant Frankenstein s’est échappé. Il a fait des films noirs tout à fait remarquables. Dès 1952, il a réalisé un film intitulé The Last Page, une histoire de chantage rondement menée. Il y a une séquence de meurtre, à un moment du film, qui n’a rien à envier au cinéma de Fritz Lang, enfin je pense à un film de Lang qui s’appelle House by the river, où une scène de meurtre fonctionne sur le même principe. En réalité il y a encore plein de films que je n’ai pas encore vus.

Le nom de la firme est indéfectiblement lié à ceux de grands noms du genre : Terence Fisher, Bela Lugosi, Christopher Lee, Peter Cushing. C’est aussi, dans les années 1950, la naissance des franchises cinéma, telles que Dracula et Frankenstein. Penses-tu que la firme était en avance sur son temps en termes d’industrie ?

Alors Bela Lugosi pas vraiment. Lorsque la Hammer naît en 1935, l’un des tout premiers films qu’elle produit est un film avec Bela Lugosi. Peut-être était-ce une sorte de signe prémonitoire du penchant pour le fantastique qui allait sceller l’identité de la firme 20 ans plus tard, mais pour autant la collaboration avec Lugosi en est restée à ce film méconnu. Les franchises quant à elles ont toujours existé. La Hammer a eu l’intelligence de reprendre une formule commerciale qui lui préexistait, celle du studio Universal dans les années 1930 avec son bestiaire fantastique développé de films en films, à partir du succès de Dracula et de Frankenstein. Ces séries étaient extrêmement populaires dans les années 1930. Suite au succès retentissant de Frankenstein s’est échappé la Hammer a donc non seulement donné une suite au film, La Revanche de Frankenstein, mais a repris chacun des monstres du bestiaire Universal : Dracula, la momie, le loup-garou, le fantôme de l’opéra, Jekyll/Hyde etc. Au-delà de cette formule commerciale, la Hammer a également repris certains codes du genre initiés de manière spontanée par les géniaux pionniers qu’étaient Tod Browning et James Whale, mais pour le reste, c’était un cinéma d’une radicale nouveauté. La première rupture évidente, c’est évidemment l’usage du Technicolor. Les productions Hammer sont les premières à penser le fantastique en couleurs. Le vrai génie ici c’est Fisher, bien qu’il ne faille pas oublier son admirable chef-opérateur Jack Asher. Par son talent de metteur en scène, sa très grande rigueur dans le traitement des mythes fantastiques, et sa constance d’un film à l’autre, Fisher s’est révélé être un véritable créateur de forme. Bien qu’il s’agisse d’abord d’un cinéaste thématique – son évolution vers une totale épure le montre – il est le premier, bien avant Bava, a avoir fait un usage formaliste de la couleur, ce qui lui a permis de développer une esthétique sanglante qui était aussi transgressive pour l’époque que personnelle. Chez lui, le sang est toujours un signe qui renvoie à d’angoissantes questions métaphysiques : il symbolise la pulsion sexuelle chez Dracula, l’idée d’âme au sens philosophique du terme chez Frankenstein. Et néanmoins, ce perpétuel questionnement métaphysique débouche toujours sur l’athéisme : Dracula n’est pas en lutte contre Dieu, mais contre son représentant qui prétend agir en son nom, Van Helsing, et de même l’échec de Frankenstein vient non de dieu mais des limites du monde dans lequel il vit. C’est pour cette raison qu’on a parlé à propos de Fisher de « matérialisme fantastique ». Et lorsque Fisher ne filme pas le sang directement, une tache rouge se promène systématiquement à l’écran, comme une déflagration qui contraste par sa violence avec les ton pastels ou
automnaux qui dominent souvent ses films : c’est tel ou tel effet d’éclairage, un détail de mobilier, un rideau, un tableau, comme le signe d’une pulsion qui sommeille en tout homme et qui contamine nécessairement son point de vue sur le monde. Ce n’est pas pour rien que la critique bien pensante à parlé « d’obscénité de la couleur » chez Fisher. Et l’on touche ici à la deuxième grande rupture vis-à-vis du cycle Universal : les films de la Hammer étaient aussi des films érotiques. Non pas parce qu’on pouvait y voir la moindre nudité (ça n’a jamais été le cas à l’exception de quelques Hammer tardifs des années 70), mais parce que la sexualité était bien souvent le vrai sujet de ces films. Prenons Dracula : certes la composante sexuelle est présente dès Murnau, dès Browning, mais chez Fisher elle n’est plus à la périphérie, elle est le sujet même du film. Pour faire court, La Cauchemar de Dracula, c’est ni plus ni moins qu’un appel à l’orgasme, à une sexualité libre, folle, qui fait fi de toutes les conventions sociales, morales ou culturelles, et Van Helsing combat très clairement le comte vampire en se vivant comme un gardien de l’ordre moral. Ce qui m’amène à la troisième rupture vis-à-vis du cycle Universal : toutes les productions Hammer avaient pour cadre une société et une période historique très précises, l’ère victorienne, tandis que chez la Universal, tout se passait dans une Transylvanie d’opérette à une époque non identifiée. La Hammer a participé d’autre part, avec quelques années d’avance sur les Beatles et les Rolling Stones à l’émergence de la Révolution pop et de la contre-culture. Bref, si l’on reprend l’histoire du cinéma fantastique, il y a d’abord eu l’âge d’or allemand des années 20 qui offrait une sorte de représentation de l’inconscient collectif, puis l’ère américaine de la Universal durant les années 30 qui s’assumait comme la représentation poétique et déréalisée d’un imaginaire fantastique, puis la génération Tourneur, Wise, Robson sous l’égide de Val Lewton qui créa un cinéma de l’indicible et de l’invisible dans la décennie suivante. Avec la Hammer à la fin des années 50, pour la première fois nous avons droit à des monstres de chair et de sang qui évoluent comme autant de forces symboliques dans un monde bien réel : le nôtre.

Le vampirisme semble un domaine imaginaire sans limites, alors qu’il est arrivé tardivement en France. C’est pourtant la Hammer qui a sublimé le sujet avec ses multiples adaptations de Dracula. Peut-être y en a-t-il trop eu, non ?

Evidemment, un chef d’œuvre comme Le Cauchemar de Dracula n’a pas grand-chose à voir avoir avec sa lointaine et médiocre suite Dracula vit toujours à Londres. Mais c’est la loi du genre. Lorsqu’on observe l’histoire du cinéma fantastique, et en particulier les films de vampire, on s’aperçoit qu’il y a toujours un film qui fait date, puis des suites de moins en moins intéressantes : petit à petit le mythe se vide de sa substance, jusqu’à ce qu’un nouveau film reprenne les choses à la base, les réinvente, les réactualise. Ça a été le cas des Dracula de chez Universal ; le plus beau c’est bien évidemment celui de Tod Browning, tandis que dans Abbott et Costello contre Frankenstein, Bela Lugosi reprend à nouveau son rôle titre sous une forme quelque peu désincarnée. Douze ou treize ans plus tard, la Hammer régénère complètement le mythe en lui imposant une nouvelle iconographie avec Le Cauchemar de Dracula… etc. Jean Boullet a parfaitement résumé le phénomène dans le n°1 de Midi-Minuit fantastique avec un célèbre article intitulé Terence Fisher ou la permanence des mythes. La grande force de Terence Fisher par rapport au mythe du vampire, c’est d’avoir pris à bras le corps la dimension érotique de Dracula. C’est une dimension qui existait déjà dans les films de Murnau et Browning évidemment, mais ici c’est tout simplement le sujet principal : Dracula s’élève de sa tombe la nuit, animé par l’intensité surhumaine de son désir, et c’est ce que combattent ceux qui le pourchassent. Il n’y a pas un plan, dans le film de Fisher, qui ne soit au service de ce questionnement, rien n’est gratuit. Le moindre élément de montage, la moindre transition servent ce propos-là. A l’heure actuelle le mythe se réinvente toujours. Coppola a réussi un film somme avec son Dracula en 1992. C’est un film qui fête à la fois le centenaire du cinématographe (1895) et celui du livre de Stoker (1897) : le comte vampire y apparait comme une métaphore du cinéma qui vampirise le réel pour en projeter un double sur l’écran et le film s’assume donc comme une histoire du cinéma, comme une histoire du mythe de Dracula pendant cent ans d’existence du septième art. Depuis, avec Dracula ou les pages tirées du journal d’une vierge, Guy Maddin a proposé une nouvelle version du mythe, féministe de manière inattendue et passionnante, en suggérant que Dracula n’existerait peut-être que dans le songe des femmes sous forme de fantasme. Bref, on n’en a pas fini avec Dracula et les vampires au cinéma…

La Hammer a cessé ses activités cinéma en 1979, mais elle vient d’être rachetée par Endemol, célèbre société de divertissement qui est le leader de la télé-réalité. Quel est ton sentiment sur ce retour ?

Il y a d’abord une crainte, puisque cela s’inscrit dans une tendance actuelle qui voit tous les objets contre-culturels de naguère se faire récupérer. Et puis Endemol, c’est quand même tout l’opposé de ce que fut la Hammer dans les années 60 : pas de subversion chez eux, juste une production qui relève de la culture de masse dans ce qu’elle a de moins excitant. Cela dit, il ya tout de même un point commun entre les deux : Télérama condamne aujourd’hui Endemol d’une manière aussi définitive que la Hammer hier…[rires] La manière optimiste de voir les choses serait de regarder leur première nouvelle production, Beyond the Rave, qui a défaut d’être un chef-d’œuvre ni même un bon film témoigne d’une identité Hammer, qui reste extrêmement identifiable aux yeux du public et des professionnels des medias d’aujourd’hui. Car Beyond the rave, c’est ni plus ni moins qu’une histoire de vampire anglais sur un scénario qui manifeste une même volonté de remise au gout du jour que Dracula 73 il y a 35 ans. C’est vrai que Dracula 73 ce n’était pas une grande réussite cela dit… […] Si dans les années à venir, l’identité Hammer est respectée, si – soyons utopistes – elle se réactualise sans se renier, et bien pourquoi pas ? Peut-être que de bonnes choses peuvent naître de cela. Après tout, ce n’est sans doute pas l’intérêt commercial d’Endemol que de casser le « joujou » Hammer : peut-être y a-t-il des exécutifs intelligents en son sein qui sauront éviter de mauvaises décisions. Donc, ne condamnons pas par avance ces nouvelles productions. Essayons de leur donner leur chance en ayant à l’esprit que le miracle Hammer, cette historique rencontre entre un grand auteur de cinéma, Terence Fisher, de très grands acteurs, Peter Cushing et Christopher Lee, une équipe technique brillantissime, Jack Asher, James Bernard, Anthony Hinds, Roy Asthon ou Bernard Robinson, le tout dans cette époque charnière des années soixante où avant-garde et culture populaire se nourrissaient mutuellement et s’entremêlaient parfois, a très peu de chance de se reproduire. Tel Dracula, la Hammer renaît aujourd’hui de ses cendres et ce seul évènement est en soi bien sympathique…

As-tu vu tous les épisodes sortis jusqu’à présent ?

Je n’en ai vu que le début, mais je préfère attendre que le DVD de la première saison sorte, ce qui devrait survenir sous peu, pour le regarder dans de bonnes conditions. Voir une série en MySpace, c’est
intéressant du point de vue marketing, mais j’ai envie de le voir plus confortablement. Cela dit, bonne nouvelle, j’ai entendu dire récemment que la Hammer s’apprête à produire un deuxième long-métrage, qui devrait avoir droit à une vraie distribution en salles. Il s’agirait d’un film fantastique, mais je n’en sais pas plus.

Tu penses qu’il y aura d’autres films ?

A priori oui, le côté rassurant dans le fait qu’Endemol soit derrière la Hammer, c’est qu’ils ont de gros moyens financiers. Donc ils peuvent produire des choses. Après, marchera, marchera pas, on verra, je n’en ai strictement aucune idée.

Aujourd’hui, pour toi, quels artistes semblent prolonger l’esprit de la Hammer ?

Très honnêtement, c’est un peu comme si on se posait la question d’une descendance de John Ford… C’est un cinéma qui s’est imposé partout. Tout le cinéma contemporain, à un moment donné, doit quelque chose à la Hammer. Les films de Fisher, Gilling, Sharp et consorts ont vraiment constitué un palier nouveau dans la représentation graphique de l’horreur, de l’érotisme à l’écran. Mieux : ils constituent une anthologie de classiques qui ont renouvelé tous les mythes classiques sur lesquels le cinéma fantastique s’est toujours épanoui et c’est fort de cet acquis que le genre a pu explorer d’autres territoires durant les années 70 et 80. Prenons le cas par exemple d’un Romero qui a priori incarne une rupture vis-à-vis de la Hammer en 1968 avec La Nuit des Morts-vivants. Il me semble que son Dawn of the Dead doit en réalité beaucoup au travail de Fisher et notamment à son film-testament, Frankenstein et le monstre de l’enfer : les scènes de carnages cannibales qui ont fait la gloire de Romero semblent tout droit découler de l’extraordinaire séquence de dépeçage du monstre par la foule des aliénés qui conclue l’ultime opus fisherien. Il me semble même que Day of the Dead est à la fois un hommage explicite aux Frankenstein de la Universal, notamment à cause de Bub le sympathique zombie, mais aussi à ceux de Fisher, à cause du Dr Loomis : à l’instar du baron interprété par Peter Cushing, ce personnage surnommé « Frankenstein » dans le film, fait preuve de la même atrophie du sentiment moral devant l’horreur de ses expériences. A la limite, même avant la rupture Romero il n’est pas absurde de penser que les carrières de Bava, Corman ou Franco auraient pu prendre des tournures très différentes sans l’irruption de la Hammer. Sans Fisher, on n’aurait peut-être pas eu droit aux délires gothiques de Bava avec ses violentes et oniriques couleurs baroques, et donc sans doute aurions-nous aussi été privés d’Argento ! Voilà le premier élément de réponse, le plus évident, quant à l’influence contemporaine de la Hammer. Il existe d’autre part aujourd’hui un cinéma de genre que l’on peut qualifier de post-moderne, né au détour des années 70 avec Star Wars, et qui à sa manière a largement fait revivre la Hammer à l’écran ces dernières années. C’est par exemple le cas d’un Tim Burton qui dans des films comme Sleepy Hollow ou Sweeney Todd, nous offre bien davantage qu’une vaine collection de citations de ses films gothiques préférés : il réinvestit et projette sur l’écran ses émotions cinéphiles fondatrices, le souvenir de sa découverte du Cauchemar de Dracula, du Chien des Baskerville, mais aussi Bava, Corman, etc. C’est une tendance dans laquelle s’inscrit également Tarantino ou Rodriguez avec Leone en ligne de mire et qui consiste à dire : « le genre est mort, il ne nous reste donc plus qu’à filmer les émotions qu’il a jadis suscité en nous ». Naturellement, si une certaine économie de cinéma est effectivement morte – celle du cinéma bis à laquelle appartenait la Hammer – le genre ne meurt jamais vraiment et des gens comme Tim Burton, Quentin Tarantino ou Edgar Wright contribuent en réalité à le réinventer de manière toute personnelle. Pour moi Sweeney Todd est un authentique chef d’œuvre qui parvient ainsi à faire revivre tout ce pan de cinéma incarné par la Hammer. En France, Christophe Gans a tenté quelque chose du même ordre avec Le Pacte des loups, à ceci près qu’il a ajouté à son introspection cinéphile une réflexion plus intellectualisante sur le rapport de la France au fantastique. En gros, en s’attaquant à un mythe français, celui de la bête du Gévaudan, il s’amuse à fantasmer ce qu’aurait pu donner l’équivalent de la Hammer sur le territoire français, si une telle maison de production avait existé ici. Au-delà de l’influence pour le seul genre fantastique, il me semble que les grands classiques du studio se sont aussi imposés de manière plus universelle. Là il faut faire un distinguo entre l’auteur Fisher et le label Hammer. Prenons quelqu’un comme Scorsese : je crois très sincèrement que sa manière de filmer le sang doit quelque chose à Fisher. Dans Les Infiltrés, j’ai été frappé par cette séquence où l’on voit revenir Nicholson d’une arrière-boutique où il vient de torturer quelqu’un, les mains couvertes de sang : on croirait presque voir le sinistre Van Helsing incarné par Cushing, les mains également salies par la mise à mort de quelques vampires… Il me semble que Scorsese emprunte ici à Fisher son esthétique sanglante métaphysique si personnelle et identifiable. De même, je n’exclus pas que son Temps de l’innocence ne doive quelque chose au travail sur les costumes et la reconstitution historique des meilleurs Fisher. D’une manière générale, la plupart des Fisher gothiques sont des chefs d’œuvres qui appartiennent aujourd’hui à la mémoire collective. C’est un cinéma qui s’est imposé et c’est par exemple dans cette perspective qu’il faut comprendre toutes les multiples citations de la Hammer dans le dernier Star Wars : Lucas ambitionne en bon disciple de Joseph Campbell(1) de faire fusionner toutes les grandes mythologies du monde en un « mono-mythe » et tente pour cela une grande synthèse de tous les genres du cinéma et de toutes les cinématographies du monde. Lorsque dans l’Episode III vient le moment de questionner le rapport du héros à la mort, naturellement sont invoqués à travers la figure d’Anakin/Vador les mythes de Dracula (la survie blasphématoire), de Frankenstein (une créature de l’empereur), de Jekyll et Hyde (la schizophrénie du personnage) et les emprunts à Fisher pullulent comme autant d’images qui appartiennent désormais à l’imaginaire collectif : Vador pleurant face à la lave, comme jadis pleurait Léon le loup-garou sur son humanité perdue, Anakin brûlé vif dans une gestuelle toute droite sortie du Cauchemar de Dracula, etc. Le recours à Peter Cushing et Dave Prowse dans la première trilogie ou à Christopher Lee dans la deuxième ne doit rien au hasard dans cette perspective. Fisher a été célébré l’année dernière dans cette institution qu’est la Cinémathèque française et pour reprendre l’expression de Noël Simsolo(2), il est désormais « un cinéaste qui arrive tôt ou tard dans le patrimoine cinématographique des gens de moins de cinquante ans qui font des films intéressants aujourd’hui ».

Dans le genre fantastique, quel est ton sujet de prédilection ?

Mon péché mignon de jeunesse, c’est bien évidement les vampires. Je suis très curieux de voir les films qui sortent dans ce genre. Mon initiation au cinéma fut faite par le biais des vampires. Quand on s’intéresse à ça quand on est jeune, c’est une manière de découvrir à la fois la série B avec Terence Fisher, mais aussi de découvrir le cinéma lui-même avec Murnau, le côté classique avec Tod Browning, le cinéma d’auteur allemand avec Werner Herzog, la nouvelle vague européenne avec Roman Polanski… Si on prend la thématique du vampire, on pourrait presque faire une histoire du cinéma mondi
al à partir de cette figure. Cela nous amène à toutes les cinématographies du monde : l’Amérique du Nord, l’Espagne, le Mexique, le Japon, l’Europe centrale, la Russie… Tous les types de cinéma également, la série B, le cinéma d’auteur. Je me suis intéressé à cette figure-là, mais je ne me suis pas cantonné qu’au cinéma fantastique, je suis passionné par le cinéma dans son ensemble. J’adore Fritz Lang, Billy Wilder, Woody Allen, les frères Coen, Eastwood, toutes sortes de cinéastes différents. Par contre, au sein du cinéma fantastique, plus ça va plus j’ai un goût pour le gore, en fait. Plus jeune, j’ai dû être marqué par certaines lectures de Télérama que mes parents lisaient. J’ai été marqué par ce réflexe critique puritain qui met d’un côté les films intelligents parce qu’ils se contentent de suggérer, et de l’autre les productions indignes d’intérêt parce qu’elles montrent le sang à l’écran. En réalité la dichotomie ne se situe pas là. Le cinéma n’est pas le réel, ce n’est qu’une image, et l’image se charge toujours de signes. Le sang à l’écran est intéressant dès lors qu’il est un signe. Le gore au cinéma a créé une esthétique. Chez Fisher le sang renvoie à la métaphysique, chez Dario Argento le gore sert la représentation de la fantasmatique du tueur, chez Romero les carnages cannibales renvoient à des questionnements politiques… Et au-delà il y a quelque chose d’extrêmement jubilatoire, de totalement transgressif et libérateur dans le spectacle du sang qui coule à l’écran. C’est l’un des aspects extraordinairement beaux et réussis de Sweeney Todd, de Tim Burton : quel plaisir de voir les gorges tranchées et les corps tomber avec fracas contre le pavé de la cave du barbier diabolique !… [rires] On est tous régis par Eros et Thanatos, tapis au fond de notre inconscient. Le cinéma gore répond à nos pulsions de manière ludique et nous enrichit parce qu’il nous confronte à notre part d’ombre. C’est une chose que détestent les puritains et qu’ils ont dénoncé naguère chez la Hammer : un cinéma qui nous révèle notre propre dualité, quelle horreur ! Au final, il n’y a en fait rien de malsain ou de dégradant en soi dans le cinéma gore. Il ne s’agit que d’art, de représentation, d’esthétique. Ces films-là n’ont jamais incité au meurtre. C’est plutôt parce qu’il y a des meurtriers que ces films existent.

En-dehors du cinéma, tu as d’autres loisirs ? Des lectures peut-être ?

Je lis beaucoup de livres sur le cinéma ces derniers temps. Mon autre grande passion parallèlement au cinéma est la musique. Je suis musicien depuis longtemps, je suis dans un groupe de rock n’ roll, et pour moi il y a un vrai lien entre ce qui relève de la culture rock n’ roll et celle du cinéma bis, de la série B. J’ai par exemple découvert les Stones vers la fin de l’enfance, en même temps que les films de la Hammer. Pour moi Mick Jagger, Jim Morrison et Keith Richards étaient des figures subversives au même titre que Dracula et Frankenstein (rires). Des monstres sacrés qui participaient d’une même culture anglo-saxonne, parfois même typiquement anglaise, et ce sont toujours des influences aujourd’hui. Avec mon groupe actuellement, qui s’appelle Ultrazeen (on vient de sortir un nouveau disque début juillet), on se fait régulièrement des entrées de scène sur le générique de Django. Ce n’est pas du fantastique, mais c’est du cinéma bis spaghetti. On vient d’écrire un morceau qui s’intitule Wolverine, en hommage au personnage du comics éponyme et des X-Men. Il va d’ailleurs avoir droit à son propre film en 2009. Tout ça fait partie d’un tout.

As-tu d’autres projets ?

J’aimerais bien écrire un second bouquin, j’hésite encore sur le sujet. J’aimerais bien continuer sur le cinéma fantastique des sixties, le gothique italien ou les productions de Corman… Il y a encore un vide éditorial en France à ce niveau-là. Pourquoi pas également sortir de la série B et aller carrément vers Star Wars : il y aurait une fabuleuse étude de réception à faire sur le sujet, avec le point de vue de deux générations antagonistes sur deux trilogies produite à 20 ans d’intervalles, et deux trilogies qui elles-mêmes ne cessent d’interroger la notion de point de vue chez leurs héros… J’ai en tête un gros projet là-dessus. J’ai aussi de projets de radio et de fiction… We’ll see.

Quel est le prochain film fantastique que tu vas aller voir au cinéma, ou que tu vas regarder chez toi ?

Je viens de récupérer Caltiki – le monstre immortel, co-réalisé par Riccardo Freda et Mario Bava. Je vais peut-être le regarder ce soir. Ou alors Doriana Gray, de Jess Franco, que je n’ai jamais vu. C’est un film fantastique qui tire vers le porno expérimental. Je suis dans une période Jess Franco depuis la rétrospective qui a eu lieu récemment à la Cinémathèque française. Je me suis vraiment pris d’affection pour son cinéma.

Merci Nicolas. De rien.

Stanzick, Nicolas. Interview de l'auteur de dans les griffes de la Hammer

(1) professeur, écrivain, orateur et anthropologue américain, célèbre pour son travail dans les domaines de la mythologie comparée et de la religion comparée et notamment pour sa théorie du monomythe. George Lucas dit s’être largement inspiré de son ouvrage célèbre Le Héros aux mille et un visages (The Hero with a Thousand Faces), paru en français sous le titre de Les Héros sont éternels pour écrire Star Wars.
(2) Réalisateur, scénariste et romancier français.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *