L’Ange du bizarre. Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst

Le vampirisme à travers une approche picturale du mythe inspirée de l’exposition « L’Ange du bizarre – Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst »

Le visiteur est invité à pénétrer dans l’antre d’un monde inquiétant, sous le regard de Nosferatu (Murnau), le vampire. Il franchit alors l’entrée de la salle obscure du musée, et découvre les sources d’un héritage fortement ancrées dans le romantisme noir.

Héritage littéraire de la fin du XVIIIème jusqu’à la fin du XIXème siècle, « l’ange du bizarre », inspiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, poétique et intrigante, l’introduit dans une vision de contrastes entre le beau et l’étrangeté, de l’irrationnel à travers une approche érotique, reprenant ainsi les travaux fondateurs de Mario Praz, sur ce concept, dans La Chair, le Mort et le Diable dans la littérature du XIXème siècle, le romantisme noir 1.

Guidé par une chronologie du romantisme noir à travers trois temps de l’histoire, tous fortement marqués par des questionnements inhérents à des périodes de crise, il découvre dans ce courant artistique l’affranchissement des conventions sociales et religieuses nécessaire à l’épanouissement de l’imaginaire.

Emmené dans les dédales de ces lieux à travers des références littéraires, mythologiques et bibliques et d’une nature hostile (le romantisme), d’invocations de mythes anciens autour de la femme fatale et de l’attrait de la mort (symbolisme) et fasciné par cette inquiétante étrangeté, il se laissera envahir d’un trouble où pénètrent les forces de l’inconscient, du rêve dans l’esthétisme (surréalisme).

L’artiste dépeint, façonne et explore les souterrains de l’inconscient, à l’image du diable qui voit dans le noir et rend l’invisible visible, il montre au visiteur sur le plan de l’obscurité et de l’intemporalité des codes où la raison n’a plus de prise et où l’inconcevable est maître, aux désirs transgressifs des enfers chez Bourguereau, Dante et Virgile aux enfers, à l’emprise de sorcières absorbant le souffle vital de l’homme Vol de sorcières chez Goya, dans l’enfermement d’une nature oppressante, aux pouvoirs d’une femme fatale, à l’image de Méduse le Péché de Franz Von Stuck, tel un vampire emprisonnant sa proie Le Vampire chez Munch. Le visiteur contemple ces œuvres, et assiste aux projections de Nosferatu de Murnau, de Dracula de Browning, lesquelles ont fortement contribué à célébrer le mythe et reconnaît la filiation avec le thème du vampire, à travers lequel s’expriment les désirs refoulés, l’érotisme et la mort, faisant écho à son imaginaire et à sa propre culture.

L’obscurité de la salle, métaphore du côté sombre du romantisme « noir », où le noir prédomine, sens inversé, il représente, dès lors, une inquiétante mélancolie, et non plus la rigueur. Inspiré du roman gothique anglais, l’univers du romantisme noir s’impose dans un schéma indéterminé, sans repères, dans l’absence de normes. Horace Walpone et son Château d’Otrante initiera ce genre romanesque gothique, Le Moine de Lewis et Melmoth de Maturin, ce dernier qui terrifie par le charme horrible de son regard le révéleront. Auparavant, les inspirations shakespeariennes et miltoniennes portent une influence considérable sur le romantisme noir, au regard des toiles de Goya et de Fussli ; Bram Stoker était un passionné de théâtre et connaissait l’œuvre de Shakespeare, tout comme il s’intéressait à la peinture de son époque. La picturalité du récit est très intense dans Dracula, elle fait écho à l’imaginaire romantique de l’auteur pour les paysages Rivage avec la lune caché par les nuages chez Caspar David Friedrich, Henri Füssli pour les scènes oniriques et dramatiques, Le Cauchemar. L’encre noire des dessins de Victor Hugo éclate vers des châteaux en ruine, guidée par une main hasardeuse, comme prise de vertige vers une représentation inquiétante du gouffre ; l’encre de l’écrivain emplie de noirceur à l’image du pinceau du peintre. Dans les Ruines dans un paysage imaginaire, il perce une vision brute, lâchée d’une indicible beauté imaginant le château du comte ; sa Main bénissante de l’abbesse, rappelle au visiteur éclairé la main du vampire.

La quête du vampire à travers le rêve

Oscillant entre l’état rationnel et l’état de l’irrationnel, le visiteur se laisse porter, sous la symbolique de l’état de veille et l’état de sommeil propres au vampire. Plongé dans ces sortes d’abymes transfigurant l’effroi et le plaisir, il s’immisce dans le pouvoir créatif du rêve, sans retenue. Il se souvient que le rêve a engendré de grandes œuvres, en premier lieu Le Château d’Otrante, construite après un rêve de l’écrivain, au hasard, par un imaginaire fulgurant, Frankenstein, dont la projection procure une sensation de passage vers un au-delà, au sein d’un monde « autre », occupé par des monstres. Le Cauchemar de Füssli symbolise dans certaines légendes l’emprise de démons sur les personnes endormies. Rattaché à une interprétation liée aux déboires amoureux du peintre, il stigmatise les rapports entre l’amour et l’inconscient. Le visiteur peut y déceler la blancheur de la femme, évoquant la perte de vie, de sang, à la fois en état de sommeil, et offerte à la créature du démon assise sur elle, le kobold qui vient d’abuser d’elle, tel un vampire suçant le sang de sa victime par un acte sensuel de pénétration. La position de la belle endormie, la gorge découverte, lui confère une sensualité presqu’inquiétante. La présence du spectre, tel un voyeur, un visionnaire aux yeux exorbités, à la tête de cheval, lui décèle une forme d’animalité et forge la peur et l’ancrage dans le cauchemar. Le thème du vampire est sous-jacent dans La Vampire d’Edward Burne Jones, le vampire est une femme accroupie sur un homme endormi, à l’image du démon assis sur la jeune femme endormie chez Füssli. Le rêve cherche, dans l’inconscient pour dévoiler les désirs refoulés en entités dotées de pouvoirs voués à la mort ou à l’errance en enfer.

La beauté du diable

De nombreux peintres du romantisme noir ont puisé leur inspiration dans le Faust de Goethe et La Divine Comédie de Dante, pour explorer la beauté du diable et les châtiments des damnés. La scène de cannibalisme chez William Bourguereau Dante et Virgile aux enfers, témoigne à la fois de l’érotisme par la nudité des corps, la force des corps masculins et des mains accrocheuses comme celles du sphinx dans Le Baiser du sphinx de Franz Von Stuck, et les désirs transgressifs du cannibalisme de la gorge mordue ; mais au-delà par la position de soumission forcée de l’homme pris au piège. A l’arrière-plan, un démon chauve-souris au corps d’homme, les yeux lumineux domine la scène, satisfait de son œuvre, à la tonalité rougeoyante autour des flammes de l’enfer. L’homme perd le contrôle de la raison, possédé par la présence du démon à l’image d’un corps d’homme ailé, s’attèle avec une violence démesurée à un acte de barbarie, un acte animal ; tout comme la victime possédée par le vampire commet des actes de morsure sur une gorge soumise. Le Songe de la raison engendre des monstres de Goya, exploite l’attrait de ce qui dépasse la raison et de ses mondes inconnus ; l’homme assis, la tête sur une table, représente-t-il l’écrivain entrain de chercher dans les profondeurs de son âme l’inspiration pour d’étranges apparitions, révélées dans ce tableau par les chauves-souris incarnant le démon vampirique ou toute autre créature démoniaque ? Autres figures énigmatiques, les sorcières emmenant la victime vers un territoire fantasmagorique, tel un Jonathan Harker, prisonnier des trois femmes ensorceleuses chez Dracula de Bram Stoker, alors qu’il est forcé de demeurer dans le château du comte, le clerc de notaire côtoie les visages du démon et se laisse transporter vers des nuits voluptueuses et sanguinaires. En Europe du Nord, les Danois redoutaient la Mara 2, l’esprit d’une femme morte dont les rites funéraires n’ont pas été exécutés, apparaissait soit sous la forme d’une belle jeune femme, comme chez Eugène Grasset Trois femmes et trois loups, soit sous la forme d’une vieille sorcière, et étouffait ses victimes lors de leur sommeil pour leur sucer leur sang, comme en témoigne Vol de sorcières chez Goya, dans lequel trois sorcières dont le seul attribut est un chapeau pointu volent et emportent un homme qui tente de se débattre, l’homme voilé est celui qui refuse de voir et s’enfuit ; elles absorbent la substance vitale de cet homme. Les sorcières ont toujours hanté les mémoires, elles représentent des prédateurs sexuels dont le but est la perversion. Jonathan Harker, fiancé à Mina n’est-il pas perverti par les trois belles jeunes femmes, complices du vampire ? Pour développer davantage ce thème des sorcières et du lien avec le vampire, le visiteur pourra s’attarder sur La Mégère de la nuit rendant visite aux sorcières de Laponie de Füssli, et inscrire la scène du chapitre XVI de Dracula de Stoker dans laquelle Lucy est prise dans le guet-apens des quatre hommes, se nourrissant du sang de jeunes enfants. La vieille femme 3, créature sanguinaire, à l’image de Lucy vampirisée, tient un enfant dans ses mains d’une pâleur extrême, alors que les mains tâchées de sang, elle s’apprête à se jeter sur lui, pour le dévorer, rappelant ici l’acte cannibale chez Bourguereau.

Le paysage au cœur du chaos

La dangerosité de la nature est fortement exploitée dans le romantisme noir, elle personnifie une menace funeste. Paysage montagneux chez Carl Friedrich Lessing invoque la force de la nature, une nature oppressante, sans âme, sans vie, et impraticable ; le visiteur reconnaîtra l’inspiration de Stoker pour le château de Dracula, à l’état de ruine, perdu au milieu de nulle part, quelque part, dans les Carpates. La nature suscite l’angoisse, l’oppression, l’enfermement… « alors que la route se frayait un chemin à travers les forêts de pins que l’obscurité paraissait encore rapprocher au point de nous enfermer, de grands bancs de brouillard qui, un peu partout enrobaient les arbres suscitaient en nous un étrange sentiment de malaise et de peur qui me rappelait celui engendré, un peu plus tôt dans la soirée, lorsque le soleil couchant avait donné des formes fantastiques aux nuages, fantômes roulant sans fin dans les vallées de Carpates. » Stoker, dans Dracula s’inspire des tableaux de Gaston Redon Paysage fantastique, tours et flèches enveloppées de nuages. Forêts et gorges isolées, cimetières, ruines, navires mûs par une main invisible 4 fascinent Caspar David Friedrich, Portail du cimetière, Rivage avec la lune cachée par des nuages n’est pas sans évoquer le Déméter dans Dracula de Stoker. Le mystère ajoute au paysage de forêts, chez Max Ernst Forêt d’arêtes, où l’oppression demeure, enferme, à l’instar d’une prison, d’un lieu clos et sombre, dans Dracula de Stoker, « … Bientôt des arbres nous entourèrent, qui, par endroits, formaient une véritable arche au point de me donner l’impression de galoper dans un tunnel. »

Les marqueurs picturaux féminins du vampirisme

La figure féminine acquiert dans la seconde moitié du XIXème siècle une dimension fantasmagorique très prégnante, en femme fatale, ange de la perversité, du plaisir et de la mort. L’image du vampire n’est plus incarnée en homme, vampire des romantiques, fatal et cruel, mais en femme, telle Carmilla, ou « la Morte amoureuse », sensuelle et archétype de la sexualité, dotée d’un rapport de domination et inversant ainsi le mythe de l’antihéros masculin. Franz Von Stuck, dans le Péché magnifie la femme portant un serpent autour de son cou, et dénudée, à la chevelure couleur de jais, telle une peau de bête. La rupture avec la première moitié du XIXème siècle se livre à un combat entre les sexes à travers le mythe du sphinx. Dans Le Baiser du sphinx de Franz Von Stuck, surgit une victime masculine agenouillée, consentante embrassée par la femme sphinx nue et dévorante. Le thème du baiser est repris par Edvard Munch dans le célèbre Vampire, les griffes du sphinx sont les cheveux du vampire, comme des serpents emprisonnant la victime ; Bram Stoker était admirateur du peintre Rossetti, et à ce propos, connaissait une anecdote sur la mort de sa femme, ce dernier voulant récupérer un recueil de poèmes, fit ouvrir la tombe, et fut surpris de découvrir que la chevelure de sa femme avait envahi tout le cercueil. L’appropriation de l’énergie (sang) par la femme fait écho au Vol des sorcières de Goya, où l’aspiration du fluide sanguin ouvre les portes de l’anéantissement et de la mort qu’acceptent les proies masculines ou amants. Ce schéma fait évidemment écho au mythe qui passionne le visiteur et lecteur dans « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier ou dans Carmilla de Shéridan Le Fanu. Suprématie de la femme, image de la nudité et de la sexualité débordante, trônant dans l’œuvre de Gustav-Adolf Mossa, fortement inspirée par la femme, Elle, représentative de la perversion, aux formes généreuses, aux mains tâchées de sang, assise sur un tas de corps nus morts et emmêlés, portant un chapeau revêtu de deux corbeaux symbolisant les forces du mal. Ainsi, les marqueurs picturaux explorant le thème du vampire sont principalement représentés par une forte connotation sexuelle dont la femme est porteuse de symbole de perversion, d’emprise et d’anéantissement de la raison et du conscient ; rompant ainsi avec l’état de veille, et laissant sombrer sa victime vers l’état de sommeil, ou de l’inconscient.

La visite est pratiquement achevée, riche et documentée, ne pouvant tout exploiter sur cette thématique ; il est temps de repartir vers la lumière d’une salle contigüe qui propose au visiteur une sélection d’ouvrages sur le thème du vampire.

Bibliographie sélective

Praz Mario, la Chair, le Mort et le Diable dans la littérature du XIXème siècle, le romantisme noir, Editions Denoël, 1977
Marigny Jean, Vampires, de la légende au mythe moderne, Editions de la Martinière, 2011
L’Ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst, ouvrage de l’exposition
Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst, Dossier de l’art, hors-série, n°20, Mars 2013
L’Ange du bizarre, le romantisme noir, de Goya à Max Ernst, Beaux-Arts, hors-série
Les Mystères de Dracula, de Stoker à Coppola, Larizza Olivier, Les Editions du Boulevard, 2005

Notes:

  1. Praz Mario, La Chair, le Mort et le Diable dans la littérature du XIXème siècle, le romantisme noir, Editions Denoël, 1977
  2. Marigny, Jean, Vampires, de la légende au mythe moderne, Editions de la Martinière, 2011
  3. Malinas-Vaughien, « Le Musée imaginaire de Bram Stoker » in : Les Mystères de Dracula, de Stoker à Coppola, Larizza Olivier, Les Editions du Boulevard, 2005
  4. L’Ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst, ouvrage de l’exposition

2 réponses à L’Ange du bizarre. Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst

  1. Alain Blachair dit :

    Juste une remarque de détail. Vous mentionnez comme auteur le musée d’Orsay, ce qui est exact. Il fautdrait peut-être aussi mentionner l’autre musée qui a collaboré à cette exposition : le Städel Museum de Francfort-sur-le-Main (voir ici :http://www.staedelmuseum.de/sm/index.php?StoryID=1775).
    Merci pour cet article.

    • Vladkergan dit :

      Merci de votre complément d’information. j’ai ajouté le Städel Museum aux auteurs de l’exposition, de manière à être exhaustif.

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