Quatre ans avant la sortie du bijou rongé de bugs que fut Vampire : La Mascarade – Bloodlines, un premier jeu vidéo adaptant l’univers du jeu de rôles classique des éditions White Wolf voyait le jour, galop d’essai du studio Nihilistic Software. Partiellement tombé dans l’oubli, ce premier opus mérite néanmoins qu’on s’y penche, aujourd’hui encore, malgré quelques défauts assez généreusement compensés par des qualités plus nombreuses encore.
Avant même d’entrer dans le vif du sujet, balayons deux reproches faciles mais injustes qui pourraient être faits à l’encontre de Rédemption : développé entre 1998 et 2000, il semble bien entendu aujourd’hui quelque peu primitif sur bien des aspects, si ce n’est tous. Il paraît juste, toutefois, de garder en tête qu’il s’agissait d’un jeu fort impressionnant d’un point de vue technique à sa sortie : 3D de haute qualité, effets de reflets remarquables, doublage vocal intégral (certes, qui ne mérite pas vraiment un Oscar), etc. D’autre part, il s’agit grosso modo d’un hack & slash en vue à la troisième personne, certes très scénarisé, mais malgré tout assez lourd et parfois redondant dans son style de jeu. Certains seront (ou ont été) rebutés, mais le lui reprocher serait attaquer le genre en lui-même, plus que ce titre spécifique.
Ceci étant mentionné, venons-en au long scénario de Rédemption. En 1141, Christof Romuald, croisé français traversant la Moravie sur la route de la Terre Sainte… Hein ? Mais… Bon. Stop. Effectivement, pour les plus tatillons, il faut mentionner que l’on est très loin d’une simulation de cours du Collège de France. Le jeu (ou plutôt, sa première partie, comme on le verra), est un festival d’anachronismes. En vrac, une croisade en 1141, Prague dotée d’une université, du pont Judith et du cimetière juif à la même date, Vienne de son horloge astronomique, l’ordre des Teutoniques toujours à cette époque, et caetera… A priori, seul un médiéviste grognon s’en formalisera, donc faisons comme si de rien n’était et reprenons.
Christof Romuald, donc, blessé lors d’un combat contre des infidèles quelconques, se réveille en convalescence au chapitre cathédral de Prague, la nonne Anezka à son chevet, qui sera à la fois le ressors sentimental et le lien du futur vampire (vous vous y attendiez, j’espère ?) avec son humanité et sa foi. Remis de ses plaies, Christof ira purger un mal ancien des mines d’argents de la région, en la personne d’une vampire du clan Tzimisce, attirant par là l’attention des vampires locaux du clan Brujah. Suite au premier de ses nombreux cas de conscience sur le bien-fondé de courir la nonne quand on est soi-même croisé, il sera nuitamment étreint par la puissante Écatérina la Sage. Nous voici donc au commandes d’un jeune vampire, à qui est adjoint en guise de mentor l’un de ses congénères, Wilhelm Streicher. Dès lors, le gameplay se fait semblable à celui d’un Diablo-like, où le joueur pourra choisir chacun des membres du groupe comme personnage principal, tous dotés de leur fiche de personnage, et évoluant en expérience au gré des orientations que vous souhaiterez privilégier. Le groupe, qui comprend jusqu’à quatre membres (une nécromancienne du clan Cappadocien et un barbare Gangrel s’y ajoutant par la suite), arpentera Prague, entre le monastère Strahov, refuge du clan Cappadocien, les tunnels des Nosferatus du quartier juif et la fondation Tremere, sur la piste de caravanes d’esclaves dans lesquelles la belle Anezka aurait été enlevée, ainsi que sur fond de guerre des clans imminente. De Prague, la piste remontera dans une deuxième grande zone de jeu, Vienne. Manipulés et trahis au gré de la politique cynique de vampire plus âgés, d’où quelques donjons supplémentaires, le groupe finira par prendre d’assaut la toute puissante fondation viennoise des Tremere, avant de suivre leur piste à rebours, dans une Prague en proie aux flammes, au plus fort de la guerre entre les clans Tremere et Tzimisce, les premiers soutenus par les clans Brujah et Ventrue, qui pour arriver à leurs fins ont attisé des foules d’humains armés de torches et de fourches, inconscients de semer les premiers germes de l’Inquisition (celle du Monde des Ténèbres, chasseurs de vampires implacables). Prenant d’assaut la forteresse Tzimisce en recherche de sa bien-aimée, Christof et sa coterie découvre le réel antagoniste de cette histoire : Vukodlak (« Fléau des Carpathes, Châtiment des clans mineurs, Boucher des loups-garous ». Ma carte de visite me paraît soudainement bien banale.), Tzimisce plusieurs fois millénaire, prêt à se réveiller de son sommeil, et à présent maître de la pure Anezka devenue sa goule. Point de confrontation pourtant : quelques instants avant le réveil du Mathusalem, la forteresse s’écroule, ensevelissant tous les protagonistes.
Extinction des feux.
Huit-cent cinquante ans passent. Déplacé de sa tombe jusqu’à Londres, Christof se réveille de sa torpeur, invoqué par une voix mystérieuse, peu avant les derniers jours de 1999. Ainsi débute la seconde moitié du jeu, dans une atmosphère contemporaine qui tranche avec l’Europe de l’Est médiévale à laquelle nous nous étions habitués. Le croisé, anachronique, devra s’adapter à son nouvel environnement, le monde au XXe siècle, la joie des armes à feu et le pouvoir de la finance en place de celui de l’Église et des monarchies. Sorti des caves de l’Inquisition, qui ne l’a pas attendu pour se moderniser, il sera rapidement rejoint par Pink, un punk Brujah bien différent de ceux du Moyen-Âge, pour reprendre sa quête à présent bien incertaine de son âme sœur. Par la piste des sulfureux Disciples de Set, ils suivront la trace des fouilles archéologiques du château de Prague, jusqu’à New York, nouvelle aire de jeu. À ce stade, le groupe aura été rejoint par une prostituée esthète du clan Toréador et un Nosferatu. New York sera donc l’ultime scène du synopsis : on y mettra à sac les entreprises mafieuses du clan Giovanni, on prendra conscience des rivalités des sectes vampiriques créées durant notre sommeil, on se vengera de trahisons datant du XIIe siècle, pour mieux se faire trahir à nouveau, et l’on verra réapparaître de vieux compagnons d’armes qui, n’ayant pas eu le privilège du sommeil, ont vu leur humanité s’étioler. Tout ceci culminera dans les tréfonds d’une cathédrale, où l’on découvrira le sort réservé à notre chère nonne ainsi que la raison de notre éveil et pourra confronter l’ancien et redoutable voïvode Vukodlak, assez contrarié d’avoir dû retarder son réveil de près de mille ans. On le comprend.
Et pour notre plus grand plaisir, jusqu’à trois fins seront accessibles, selon le score d’humanité que vous aurez pu conserver durant ce voyage.
Bien. Que dire de ce long (une très grosse vingtaine d’heures, durée de vie non négligeable, surtout pour un titre de cette génération) périple ?
Tout d’abord, au delà des défauts mentionnés plus haut, sans doute la critique la plus évidente est-elle la linéarité de la trame scénaristique, à plus forte raison pour un jeu qui s’inscrit dans l’univers d’un jeu de rôle ayant toujours mis en avant la totale liberté des protagonistes. Les personnages sont très tranchés et archétypaux, au point de parfois mettre en doute la cohérence de leur écriture, notamment Christof, qui, bon gré mal gré, reste votre personnage principal, bien que l’un des plus creux paradoxalement. On aimerait bien sûr plus de contenu (équipement, personnalisation des personnages, etc.), et plus de liberté d’action, mais ce serait oublier le grand âge du jeu. Enfin, l’intelligence artificielle tant de nos adversaires que de nos compagnons n’est pas, loin s’en faut, optimale. S’il s’agit d’une critique récurrente faite au jeu depuis sa parution, elle n’en reste pas moins d’actualité, et l’on ravalera sa frustration à bien des occasions lorsque le pathfinding de notre coterie vaudra un game over.
En parallèle, que retiendra-t-on de positif ?
Pas mal de choses, au bout du compte, et très principalement l’apport d’Andrew Greenberg, important auteur des éditions White Wolf sur Mage: l’Ascension et Vampire : la Mascarade, à qui l’on doit notamment les remarquables Chicago Chronicles ou des contributions à Berlin By Night ainsi qu’aux Dirty Secrets of the Black Hand, pour n’en citer que quelques-uns. La présence d’un des auteurs du canon du jeu de rôle sur table a en effet comme répercussion une volonté acharnée de placer un maximum d’éléments dudit canon dans le long scénario de Rédemption : ainsi, la presque intégralité des clans majeurs sont représentés, protagonistes, antagonistes ou personnages-non-joueurs (sauras-tu, joueur attentif, identifier le clan mal-aimé mis au placard?) ; plus généralement, on croisera bonne part du bestiaire important du Monde des Ténèbres : garou (de façon un brin un peu forcée, il est vrai), mages (identifiés ou soupçonnés) ou ombres. Seuls les changelins manquent à l’appel. Mieux encore, du moins pour l’amateur du matériau original, dans ces nombreux personnages, plusieurs sont directement issus de l’univers officiel, certains parmi les acteurs importants de l’histoire vampirique : on subira l’humiliation de se confronter au très puissant Étrius ; notre principal personnage est issu du sang d’Écatérina la sage, future évêque de New-York ; on traitera avec le prince de Prague Rudolf Brandl et son ennemi nosferatu Josef Zvi… Quant au principal adversaire de cette coterie, le mathusalem tzimisce Vukodlak, il semble avoir été pensé comme un hybride entre ses deux homologues canoniques, Yorak et Shaagra (dont on retrouve la goule Libussa).
Du côté de l’univers du jeu, de bien agréables choses, donc. L’aspect plus proprement ludique apporte lui aussi quelques vrais plaisirs, malgré son aspect souvent répétitif : le fait de jouer non pas un unique personnage, mais une coterie composée de deux à quatre vampires, soit sept personnes au total au fil des époques et des trahisons, apporte une vraie richesse, chacun évoluant en expérience indépendamment, ce qui vous permettra de les orienter vers divers groupements de disciplines pour des styles de jeu variés, que vous préfériez une brute épaisse toutes griffes dehors, un nécromancien, de la magie de feu, ou bien d’autres. Seconde vraie valeur du gameplay, le scénario divisé en deux parties distinctes, au XIIe puis à la fin du XXe siècle, permet une efficace variation du style de jeu : aux commandes d’un Christof passablement anachronique après son sommeil de huit-cent-cinquante ans, on passera des vieux châteaux aux complexes industriels, des hauberts aux gilets pare-balles et de la flamberge au fusil d’assaut. Ceci constitue un vrai renouveau à mi-parcours, renforcé par les aléas du devenir des personnages secondaires, dont on découvre pour certains les vicissitudes de l’existence durant ce presque millénaire durant lequel, eux, n’ont pas dormis. Cette attention aux évolutions du monde indépendamment du protagoniste résume assez bien le soin apporté au scénario : par trop linéaire il est vrai dans sa mise en forme purement ludique, le scénario de Rédemption reste très honorablement solide, autant que fidèle à l’esprit du Monde des Ténèbres : sur fond de crainte paranoïaque du réveil des Anciens vampires, on y trouve pèle-mêle trafic d’héroïne, lieux de débauche contrôlés en sous-main par des vampires, guerre des clans, opposition des sectes – Camarilla et Sabbat -, chasseurs de vampires, perte de la foi, et Prométhéens rêvant d’une nouvelle Carthage. Enfin, on aurait pu mentionner un mode multijouer, doté d’un système de maître de jeu fort innovant pour son époque, jugé par certains « renouveau du RPG » en 2000.
Concluons d’un mot : si le temps a fait son œuvre et que, sans doute, Vampire : la Mascarade – Rédemption n’apparaît plus comme l’excellent titre qu’il fut à sa sortie, il reste néanmoins un jeu bien plus que convenable, vrai hommage à son origine de jeu de rôle sur table, qu’on prendra un vrai plaisir à faire ou refaire, si tant est que l’on accepte de faire preuve d’un peu de magnanimité envers ses défauts.