Enríquez, Mariana. Notre part de nuit

Juan Petterson et son jeune fils Gaspar quittent Buenos Aires pour Puerto Reyes, une petite ville du nord de l’Argentine. La compagne de Juan et mère du garçon vient tout juste de mourir tragiquement, fauchée par un bus. Le père a des engagements auprès de sa belle-famille, auxquels il est contraint de se soumettre. Car tous appartiennent à l’Ordre, qui a fait de Juan son plus puissant medium, leur lien avec l’Obscurité. Juan peut difficilement se soustraire à leurs demandes, mais il entend bien protéger son enfant des ambitions des autres membres de l’organisation. Les dirigeants de l’Ordre voient en effet en Gaspar le successeur attendu de son père. D’autant que celui-ci est malade, ce que n’arrangent pas les séances qu’il est obligé de mener plusieurs fois l’an. Tout en continuant d’invoquer l’Obscurité, Juan met progressivement en place un plan pour préserver son fils.

J’ai entendu parler de Notre Part de Nuit (Nuestra parte de noche) de Mariana Enriquez au moment de sa sortie en 2021. J’avais conscience que les thématiques convoquées par le livre pouvaient m’intéresser, mais ce n’est qu’après avoir été averti d’éléments vampiriques dans le texte que je me suis enfin décidé à le lire. Je dois avouer avoir peiné durant les cent premières pages, mais ce roman est de ceux qui demandent un certain investissement de la part du lecteur. C’est une lecture puissante, qui se dévoile progressivement et tire son épingle du jeu par ses références (nombreuses, mais digérées), sa structure et son originalité. Le livre est construit comme une sorte de fix-up, divisé en six grandes parties, où le personnage central et les époques diffèrent. L’enchaînement n’est pas chronologique, certains textes opérant un retour dans le passé (notamment « Cercle de Craie », la troisième nouvelle). De premier abord, les protagonistes sont froids, particulièrement Juan, qui est au cœur de la première partie. Le lecteur est plongé au cœur de l’intrigue, un peu déboussolé, forcé de suivre ce père et son fils qui paraissent au bout du rouleau. Leur situation se dévoile progressivement, de même que le fil rouge qui sous-tend l’ensemble du livre, cette obsession d’un groupe occulte à établir le contacte avec une puissance de l’ombre. Laquelle pourrait être en mesure de leur conférer l’immortalité. Les nouvelles se focalisent sur le destin de Juan et de son fils, ou s’ancrent dans les heures sombres de l’histoire argentine (notamment « Le Puit de Zañartu »).

Les liens avec la figure littéraire du vampire sont nombreux. Déjà, il y a l’Ordre, auquel aucun autre nom n’est donné, mais qui fait indubitablement allusion à la Golden Dawn, comme le prouve l’utilisation du nom Mathers (un des fondateurs de la Golden Dawn). Ensuite, il y a cette allusion évidente au Dracula de Bram Stoker, que découvre et lit Gaspar adolescent lors de ses années à Buenos Aires, avec son père. Il y a enfin l’importance du sang dans le rituel d’invocation de l’Obscurité, les adeptes de l’Ordre n’hésitant pas à sacrifier des victimes à leur divinité. L’Obscurité avale autant ses offrandes que ses propres adorateurs. Cette étape préalable semble indispensable avant que l’entité ne communique, au travers des annonces que s’empressent de noter les membres de l’Ordre.

Notre part de nuit est un livre exigeant. Un texte puissant, qui exploite l’histoire de l’Argentine du XXe siècle autant que les thématiques occultes, pour un roman qui convoque aussi bien l’ombre de H.P. Lovecraft, de Clive Barker que celle de Dennis Wheatley. Une lecture sombre, qui regorge d’image capable de s’imprimer durablement dans le cerveau du lecteur. C’est sans doute là l’une des force du livre de Mariana Enríquez, qui a un sens incroyable de la mise en scène, et parvient à conduire son lecteur au cœur même des ténèbres. Les amateurs de fantastique ne peuvent décemment pas passer à côté de ce livre, qui a remporté plusieurs prix chez nous dont le GPI 2022. L’utilisation de l’Ange Déchu (1847) de Cabanel en couverture (c’était déjà le cas en VO) en dit long sur l’ambiance du texte.

Enríquez, Mariana. Notre part de nuit

 

 

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