L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Ces derniers temps, une légende de plus en plus vaste entoure le film muet La Mort de Dracula, réalisé en 1921 par Károly Lajthay (nommé Le’Derlé, d’origine vallone) sur la base d’un script coécrit avec Michael Curtiz (Kertész Mihály), produit en coproduction austro-hongroise-française. Le film connut deux avant-premières : la première fut une projection de presse à Vienne, au début du mois de mars 1921 ; la seconde la première officielle à Budapest, le 28 avril 1923. Les copies du film muet ont disparu, mais une douzaine de documents ont été préservés, parmi lesquels le « livre de film » du long métrage, que j’ai retrouvé à la Bibliothèque Nationale Széchényi, avec l’aide de mon ami Béla György, qui en 1995 photocopia le livre de film ainsi que sa couverture en couleurs.

Auparavant, en 1989, était parue ma petite monographie L’histoire du voïvode Dracula. (Drakula vajda históriája) aux Éditions de l’Académie. Au cours de mes recherches en bibliothèque, j’étais déjà tombé sur les hypothèses concernant l’existence de ce premier film hongrois consacré à Dracula, « perdu » et « entièrement enseveli  dans l’oubli », considéré comme une curiosité virtuelle de l’histoire du cinéma. Au début des années 1990, après de longues recherches, j’ai pu retrouver dans la presse spécialisée hongroise et autrichienne quasiment toutes les photographies, articles et affiches aujourd’hui connus concernant le film muet de Lajthay. J’ai remis ce matériau ‒ ainsi que la photocopie en couleurs de la couverture du livre de film ‒ à József Pocsai, étudiant à l’université, qui a scanné les images, les a « améliorées » avec Photoshop et les a envoyées à l’historien du cinéma américaine Lokke Heiss, accompagnées d’une version « nosferatuisée » de la couverture de La Mort de Dracula. Naturellement, L. Heiss publia ces images, qui se répandirent ainsi dans le monde entier. Depuis, tous les médias identifient le « ciné-roman » consacré à l’œuvre de Lajthay avec cette « image ». (Voir l’illustration n° 9.). Même les bibliothèques. Pourtant, ce n’est pas le cas ! L’iconographie fausse suite à la manipulation des photocopies originales ‒ trouvées par moi ‒  a réussi à déjouer même l’attention des spécialistes de la Bibliothèque Nationale Széchényi dans la mesure qu’ils ont ultilisé la version Pocsai pour la couverture de l’exemplaire reconditionné du livre de film La Mort de Dracula. (Voir les illustrations n° 1. et 2.) En 1997, j’ai demandé à Mária Szepes, figure connue de la littérature ésotérique internationale et auteure du Lion rouge, d’écrire une préface pour la réédition du livre de film. C’est ainsi qu’est né son texte intitulé « Pour la réédition de La Mort de Dracula » un  document essentiel pour comprendre l’évolution tumultueuse du muet hongrois. Elle a présenté l’âge héroïque du cinéma muet hongrois et ses représentants les plus importants, parmi lesquels le réalisateur Károly Lajthay, qu’elle connaissait personnellement puisqu’enfant elle avait joué dans son film à grand succès de 1923, L’Honneur des jeunes filles. Cette préface, je l’ai publiée dans mon livre Dracula et les vampires,(2010) mais ni le texte ni l’ouvrage n’ont attiré l’attention des créateurs du remake de La Mort de Dracula à Cluj, alors que son auteure est l’un des témoins les plus importants de l’histoire du film de Lajthay. (Voir Mária Szepes – Foreword) En 1997, c’est la revue Filmvilág de Budapest qui publia pour la première fois la nouvelle de l’existence du «La Mort de Dracula. Ciné- roman fantastique ». Dans cet article, je présentai, treize ans avant Gary D. Rhodes, le petit livret de 46 pages ‒ dont l’auteur et rédacteur est Lajos Pánczél ‒ et j’en reproduisis des larges extraits ainsi que l’image de la couverture connue, manipulée. (Voir les versions anglaise et hongroise de l’article Jenő Farkas La Mort de Dracula) Gary D. Rhodes ne prit pas note de ce fait, car ses collaborateurs hongrois (dont János Szántai) « oublièrent » de lui mentionner ce détail. Il n’est donc pas surprenant que G. D. Rhodes considère La Mort de Dracula comme s’il en avait été le premier à écrire. Comme on ignorait les antécédents, personne n’avait examiné depuis près de trente ans l’origine de l’image de couverture en couleurs, alors que j’en conservais dans ma collection deux versions non retouchées (voir les illustrations n° 3. et 4). L’illustration originale est plus sobre : des tonalités moins dramatiques, des traits moins déformés, et un style fidèle aux lignes des années 1920.

Ces documents ont servi de base à de futures reconstructions artistiques. En 2025, István Nayg, peintre et membre du groupe parisien Le Génie de la Bastille, réalisa une vision peinte à la main, (illustration n° 13) profondément sombre, d’une intensité psychologique marquée et presque surréaliste, inspirée du graphisme original. Son œuvre constitue l’une des réinterprétations artistiques les plus profondes et les plus autonomes de la couverture. S’appuyant sur des sources authentiques, Martin Perhiniak, designer hongrois résidant au Royaume-Uni, créa une reconstruction moderne, épurée, mais fidèle à l’esprit originel (illustrations n° 14 et n° 15). Cette version est également utilisée comme couverture du volume Histoires des vampires des étudiants, dans la collection  Le Légendaire de Dracula, en cours de préparation aux Éditions Palamart. Celui-ci rassemble cinquante histoires de vampires écrites par les étudiants ayant participé à mon cours universitaire consacré à Dracula en 2009.

Première illustration

C’est le dossier actuel de La Mort de Dracula. Ciné-roman fantastique à la Bibliothèque Nationale Széchényi de Budapest (photographie de Jenő Farkas).

illustration-1 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Illustration n° 2

Voilà la couverture actuelle de La Mort de Dracula. Ciné-roman fantastique (photographie de Jenő Farkas).

illustration-2 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Illustration n° 3

En revanche, l’illustration n° 3 nous est parvenue dans une version plus proche de la couverture originale : il s’agit de la numérisation réalisée en 1995 par J. Pocsai, dans son état non retouché. On y perçoit plus clairement le petit format du « fascicule », comme Lajos Pánczél, rédacteur de la série, appelait ces ciné-romans (livres de films).

illustration-3 L’histoire de la couverture de La Mort de DraculaCollection Jenő Farkas.

Illustration n° 4

La Mort de Dracula. Ciné-roman  fantastique (1924). La première copie originale du livre de film, non manipulée. Ici, on peut déjà voir une couleur de fond rouge aux tonalités plus prononcées.

illustration-4 L’histoire de la couverture de La Mort de DraculaCollection Jenő Farkas.
Illustration n° 5

Voici, pour comparaison, la couverture du « ciné-roman » The Kid de Charlie Chaplin, sur laquelle figure la cote 236791. Celle de La Mort de Dracula porte le numéro 236801, ce qui indique que les deux ouvrages ont probablement été intégrés en même temps dans le fonds de la bibliothèque, puisque tous deux ont été publiés simultanément à Timișoara en 1924 par L. Pánczél.

illustration-5 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Charlie Chaplin : The Kid  (photographie de Jenő Farkas, Bibliothèque Nationale Széchényi)
Illustration n° 6

À la dernière page des ciné-romans, le rédacteur (L. Pánczél) indique les fascicules déjà parus ainsi que ceux à paraître. Fait intéressant : dans les listes publiées en 1921, La Mort de Dracula figurait déjà en sixième position, alors même que Pánczél ne la publia que trois ans plus tard, de manière étrange, à Timișoara, en Roumanie, afin d’éviter tout problème de droits d’auteur. Un autre petit ouvrage y parut également : The Kid de Chaplin, le fascicule n° 15. Le ciné-roman portant le numéro 5 est Les Colombes blanches dans la ville noire (Fehér galambok fekete városban) de Béla Balogh, le père de Mária Szepes. Balogh, réalisateur renommé, connaissait bien Lajthay. (voir Mária Szepes – Foreword).

Il est à noter que sur la liste présentée seuls deux films (Christophe Colomb et La Mort de Dracula) n’ont pas d’auteur indiqué. En effet, La Mort de Dracula a été rédigé par Lajos Pánczél, qui, en tant que critique et historien du cinéma reconnu, avait réuni la majorité des documents parus à l’époque dans la presse concernant le film de Lajthay. Mon hypothèse de 1997 concernant l’identité de l’auteur s’est donc révélée correcte.

illustration-6 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Photographie de Jenő Farkas (Bibliothèque Nationale Széchényi)

En tant que nouveau médium de la narration, le film muet a apporté une transformation immense et alors à peine soupçonnée dans l’industrie du livre, à laquelle la profession a dû s’adapter. En 1921, réagissant aux changements de l’époque, la Filmújság écrivait : « Sur l’écran apparaissent des histoires abstraites ; tout ce qui, à la lecture, semble incroyable ou impossible, devient vraisemblable et crédible dans le film. » Comparée à la littérature, la visualité démontrait la puissance supplémentaire de l’image, qu’il fallait transposer dans l’écrit et rendre lisible. Cette visualité devait être suggérée sous une autre forme : c’est ainsi qu’est né le ciné-roman (le livre de film). Les Français publièrent avec grand succès des ciné-romans ou romans-cinés, ainsi que des revues populaires spécialisées dans le ciné-roman. En 1921, Lajos Pánczél, avec ses amis, lança une série de « livres de film » en version romancée (novélisation) : des récits abrégés à 46 pages, réécrits, adaptés et produits à bas prix, tirés en grand nombre et vendus avec les quotidiens.
Grâce à la « novélisation », naquit un genre hybride, à la frontière de la littérature et de la culture populaire, que l’on peut interpréter comme une forme intermédiaire entre la littérature et le cinéma. La littérature de colportage s’adapta ainsi aux habitudes de lecture transformées.De petits livres bon marché, de format réduit, transportables dans la poche et lisibles partout, envahirent le marché du livre. C’était déjà le signe de l’expansion de la culture de masse ! Ses racines remontent à la seconde moitié du XIXᵉsiècle, lorsque les journaux commencèrent à publier des romans en feuilleton, et que les rédacteurs, selon les attentes des lecteurs, adaptèrent, abrégèrent et réécrivirent les romans, les accompagnant de résumés et d’explications pour faciliter la lecture.
Illustration n° 7

L’image suivante montre la page de titre intérieure du livre de film La Mort de Dracula, dont le texte exact est le suivant :
FILM KÖNYVEK ‒ Rédaction : Lajos Pánczél.  No 6 ‒ La Mort de Dracula (ciné-roman fantastique) Secția de cărți a biroului de journale Banat Timișoara, Piața Libertăței nr. 3.»

illustration-7 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula
Illustration n° 8

À la quatrième page du livre de film retrouvé en 1995, on peut lire clairement : « Károly Lajthay a écrit pour l’écran et réalisé l’histoire, qui se présente à nous avec la distribution suivante. » Cette phrase contient une contradiction, puisque déjà durant les travaux du film, à la fin de l’année 1920, Lajthay lui-même avait déclaré qu’il avait écrit le scénario conjointement avec Mihály Kertész. (Színházi Élet, 26.12.1920.) En revanche, la version narrativisée (novelisée) du livre de film est l’œuvre de Lajos Pánczél.

illustration-8 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Photocopie de la page 4-5 de l’exemplaire original, realisée à la Bibliothèque Nationale Széchényi. Collection Jenő Farkas.

Illustration n° 9

Voici la célèbre image de couverture réalisée par J. Pocsai, connue dans le monde entier. Elle présente des tonalités plus sombres que l’original, ce qui la rend d’autant plus « effrayante ».

illustration-9 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas

Illustration n° 10

Ma collection comprend un autre croquis de couverture réalisé également par Pocsai, aux tonalités plus sombres, qui met davantage en valeur le titre du livre de film.

illustration-10 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Illustration n° 11

Il en existe une version en noir et blanc, également retravaillée par Pocsai, que l’on voit assez souvent. La version noir et blanc (illustration n° 11) de l’image de couverture réalisée par J. Pocsai (illustration n° 9) a été publiée pour la première fois dans Filmújság en 1997 (voir archive.org – Hungarian Drakula, Jenő Farkas, p. 2). Je ne lui avais alors attribué aucune importance particulière, et j’ai même reproduit l’image par la suite. Aujourd’hui cependant, comme de plus en plus de chercheurs s’intéressent au premier film hongrois sur Dracula, je souhaite clarifier l’origine de ces images.

illustration-11 L’histoire de la couverture de La Mort de DraculaCollection Jenő Farkas.
Illustration n°12

La deuxième page de l’article paru dans Filmvilág, numéro 12/1997, je présente la version en noir et blanc de la couverture réalisée par József Pocsai. On y voit également un texte publicitaire annonçant un film de Murnau : « Dracula arrive avec Nosferatu » ‒ qui devait sortir le 30 septembre 1922 dans les cinémas Renaissance et Corso. Cette annonce provient d’une revue importante, Mozi és Film, fondée en août 1922, dont le rédacteur en chef fondateur n’était autre que Lajos Pánczél, celui-là même qui publia le plus grand nombre d’articles et de nouvelles concernant La Mort de Dracula.

illustration-12 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula
Illustration n° 13

En 2025, István Nayg, peintre et membre du groupe artistique parisien Le Génie de la Bastille, a créé, d’après le graphisme original, une vision profondément sombre, d’une intensité psychologique marquée et presque surréaliste. La noirceur visuelle de l’image reflète la sensibilité et la conception artistique du peintre.

illustration-13 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Illustration n° 14

S’appuyant sur des sources authentiques, Martin Perhiniak, designer hongrois résidant au Royaume-Uni, a réalisé en 2025 une reconstruction moderne, épurée et fidèle à l’esprit original, dans une approche propre aux techniques contemporaines de design publicitaire.

illustration-14 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Illustration  n° 15

Cette image a servi de base à la couverture d’un ouvrage à paraître réunissant cinquante histoires de vampires ‒ spirituelles, d’époque et parodiques ‒ écrites par les étudiants de l’Université ELTE de Budapest. Ces récits tournent principalement autour des sévères punitions infligées par Dracula à Budapest et dans tout le pays l’An 2009.

illustration-15 L’histoire de la couverture de La Mort de Dracula

Collection Jenő Farkas.

Couverture réalisée par Martin Perhiniak (www.yesimadesigner.com | perhiniak.com)

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