Gretchen Mohr est une jeune Allemande de dix-huit ans dotée d’un esprit mû par une logique implacable. À ce titre, elle considère le mariage comme un moyen d’élévation sociale, et n’aspire qu’à épouser un homme riche nanti d’une belle position. Aussi a-t-elle tôt fait de repousser les avances de Vincenz Komers, l’avocat de la famille, lorsque celui-ci lui fait sa demande. Un événement inattendu va rapidement bouleverser le quotidien de la jeune femme : Adelbert Mohr, le père de Gretchen, féru d’histoire et d’archéologie, est grièvement blessé en raison de l’effondrement d’une crypte tout juste exhumée. Pour se remettre, il décide de partir en cure aux Bains d’Hercule, une ville d’eau située à la frontière entre Roumanie et Hongrie. Aldebert connaît déjà la petite cité et ses environs : il a visité l’endroit il y a des dizaines d’années, à la recherche du mystérieux Gaura Dracului : une fosse de sinistre réputation, dont l’existence est attestée depuis l’Antiquité.
Emily Gerard (1849-1905) est une romancière et essayiste écossaise qui passera une part importante de sa vie en Europe de l’Est, après son mariage avec un officier de l’armée austro-hongroise. Son influence sur Dracula tient en premier lieu à un article, « Transylvanian Superstitions », publié en 1885, lequel se mue trois ans plus tard en un ouvrage complet : The Land Beyond the Forest: Facts, Figures, and Fancies from Transylvania. C’est notamment là que Bram Stoker puise le mot nosferatu, et l’idée de la Scholomance, cette école dont l’enseignant serait le diable lui-même. Les notes de Stoker et une interview donnée en 1897 par l’auteur à l’occasion de la sortie de Dracula attestent de cette source. Mais la journaliste Jane Stoddard, qui interviewe le romancier à cette occasion, fait aussi le lien entre Dracula et une fiction co-écrit par Emily et Dorothea Gerard : The Water of Hercules. Lequel « traite d’une portion sauvage et peu connue de l’Europe de l’Est ». Entre ce lien et l’un des axes narratifs du roman des sœurs Gerard, qui voient les protagonistes partir en quête du mystérieux Gaura Dracului, la question de l’influence se pose. Pour autant, Stoker n’a jamais mentionné avoir exploité le texte.
Le livre des sœurs Gerard est à la croisée des chemins entre la romance et le récit gothique. D’un côté, il y a l’idée que le lecteur suit les aventures amoureuses de l’héroïne, déjà avec Vincenz Komers, puis avec le baron Tolnay. Mais ce triangle amoureux finit par être complété en miroir par un second triangle, où Gretchen est opposée à Tryphosa pour l’amour du baron Tolnay. De fait, se pose dans les deux cas la question des classes sociales, le baron et la princesse Tryphosa étant des aristocrates, quand Gretchen — et Vincenz — appartiennent à la classe moyenne. La famille de Gretchen aspire néanmoins à davantage : sa mère a été déchue de ses droits en raison d’une escapade amoureuse qui a abouti à son mariage. L’obsession de la jeune femme à épouser un homme de bonne naissance — et riche — a beau être explicitée par son sens logique, le lecteur comprend que le poids de cette richesse perdue par sa mère pèse sur ses épaules. Le texte montre des protagonistes dont les choix et le destin sont particulièrement sous le joug de leurs sentiments. On peut ainsi mentionner Vincenz, repoussé par deux fois par Gretchen, mais aussi Tryphosa, qui mettra fin à son mariage pour vivre pleinement sa passion pour Tolnay. Ce dernier est également intéressant à ce titre : sa fierté aristocratique lui offre à croire que ses désirs seront toujours assouvis.
Les autrices injectent dans le même temps un peu de légèreté à leur récit, par l’entremise de personnages comme Belita, la meilleure amie de Gretchen, qui elle a réussi à épouser un homme riche, et laisse libre court à son amour de la frivolité (et des belles tenues).
The Waters of Hercules est aussi un texte à l’ambiance gothique indéniable. Quand comme l’histoire, la situation familiale de Gretchen est sous le joug d’un passé devenu lointain, qui en appelle à une place sociale désormais inaccessible. C’est également un lieu de passé, la crypte où son père est blessé, qui forcera la famille à faire route pour la Roumanie. Et là aussi, le passé se fait plus présent que jamais : Aldebert Mohr a déjà visité l’endroit, et y a laissé une quête inachevée : celle du Gaura Dracului, un gouffre naturel autour duquel des légendes se sont cristallisées depuis l’antiquité romaine. La force de la Nature, incarnée par la forêt omniprésente, est un autre élément à verser au dossier gothique. Cette forêt paraît retenir les protagonistes prisonniers des lieux, et brouille leurs repères. Jusqu’à l’épisode où Komers se perd seul, et manque de vivre un destin tragique.
La dimension gothique tient également à la figure, longtemps évanescente, du domaine de Draskócs, l’ancienne demeure familiale. La mort de l’oncle qui s’était arrogé la jouissance des lieux et de la fortune poussera la mère de Gretchen et celle-ci, accompagnées de Vincenz Komers, à faire le voyage pour prendre possession de leur héritage. La surprise sera de tailles pour les deux femmes, et le chapitre qui se consacre au retour d’Ascelinde Mohr sur les lieux de son enfance est indubitablement un des plus gothiques du roman.
The Waters of Hercules : The Legend of Gaura Dracului est sans hésitation un roman gothique, par ses thèmes autant que par son rapport à l’esthétique. Pénétré d’un surnaturel évanescent (par l’omniprésence des légendes) qui sait se faire tangible en de rares moments critiques, le texte d’Emily et Dorothea Gerard une romance parfaitement maîtrisée, qui ne manque ni de rebondissements ni de scènes mémorables.